Quand les musulmans de France choisissent le chemin de l’exil

9:26 - May 25, 2022
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Téhéran(IQNA)-Tandis que l’islamophobie progresse autant en politique que dans la rue, de nombreux musulmans ont décidé de quitter la France. Avec amertume, mais souvent sans regrets.

« Je ne me sentais pas chez moi. » Bilal, 27 ans, n’hésite pas un instant quand on lui demande pourquoi il a quitté la France avec Rahma, son épouse, il y a deux ans.

Depuis, le couple – d’origine algérienne et tunisienne – a posé ses valises à Istanbul, en Turquie. « Je suis né en France, je suis allé deux fois seulement en Algérie en vacances. Je ne parle même pas l’arabe ! Je suis français historiquement, culturellement, mais j’avais l’impression d’être un citoyen à part, » explique Bilal à Middle East Eye.

Lorsqu’il se remémore son quotidien dans l’Hexagone, le jeune homme se souvient de sa crainte permanente d’être mis à l’écart.

Il garde notamment en mémoire le jour où son responsable hiérarchique lui a confié que son embauche avait fait débat au sein des équipes.

La raison ? Il est arabe et porte une barbe. « J’étais fatigué d’être obligé d’en faire deux fois plus pour montrer patte blanche », soupire-t-il. « Et honnêtement, je n’obtenais pas vraiment de résultat. » 

Des départs de plus en plus nombreux 
Fateh Kimouche est le fondateur du site Al Kanz, une plateforme à destination des consommateurs musulmans français.

Les départs de ses coreligionnaires, il les résume en une phrase : « Vous voyez, c’est comme une femme qu’on aime, mais avec qui la vie n’est plus possible. »

Dans sa communauté, Fateh Kimouche voit désormais partir des familles entières.

« C’est un exode silencieux. Ces gens disent tous la même chose : la France, je l’aime mais je la quitte. Leur première motivation, c’est fuir le climat d’islamophobie. C’est anxiogène de vivre dans ce contexte », déclare-t-il à MEE.

En 2021, le ministère de l’Intérieur a enregistré 171 actes antimusulmans, soit une hausse de 32 % sur cette seule année.

Parallèlement, les attaques contre les autres religions ont baissé, moins 15 % par exemple pour les actes antisémites.

Les statistiques ethniques restant interdites en France, il est impossible de mesurer avec précision l’ampleur de cet exode des musulmans du pays.

Mais Michel Pham, créateur de Muslim Expat, un site d’entraide pour les musulmans francophones installés à l’étranger, voit se dessiner une tendance claire : « En ce moment, on a environ 7 000 visites par mois sur notre site internet. Et les consultations sont en hausse. »

Sur le forum de discussion du site, les questions portent surtout sur les conditions de vie dans des pays comme le Royaume-Uni, le Canada, la Turquie ou les Émirats arabes unis.

« Ça peut paraître étonnant, car c’est le cœur de l’islam, mais très peu de personnes veulent aller vivre en Arabie saoudite », sourit Michel Pham. « Il n’y a pas vraiment de structures pour accueillir les familles, pas de parcs pour les enfants... Et puis les musulmans de France cherchent à vivre dans des pays où il y a un minimum de droits pour tout le monde. »

Les femmes particulièrement visées
Les musulmanes sont très souvent à l’origine du départ de toute la famille. En cause : l’impossibilité pour elles de trouver un travail à la hauteur de leurs compétences en France.

Selon Fatiha Ajbli, sociologue interrogée par l’association féministe Lallab – très investie dans la défense des musulmanes –, elles sont confrontées à un dilemme : « Choisir entre la liberté de travailler en tant que femme française et la liberté de se voiler en tant que femme musulmane. » 

Deux libertés qui ont du mal à se conjuguer dans la société française, où le principe de laïcité est souvent interprété de manière restrictive. Pour des questions de neutralité de l’État, qui relève de ce principe, les employés de la fonction publique n’ont pas le droit de porter de signes religieux. En principe, cette neutralité, qui ne devrait s’appliquer qu’aux prestataires du service public et non aux usagers, ne devrait pas porter sur l’apparence mais sur le service rendu.

Si ce devoir de neutralité n’est pas exigé dans les entreprises privées, l’interdiction du port du foulard islamique peut être inscrite dans le règlement intérieur.

Depuis un texte législatif voté en 2016, cette interdiction doit cependant être motivée par des raisons d’hygiène ou de sécurité. Mais dans les faits, très peu d’entreprises accepteraient aujourd’hui d’employer des femmes voilées. 
 

« Quand j’étais en France, j’ai postulé pour travailler dans un hôpital public. La première question que l’on m’a posée lors de l’entretien d’embauche, c’était “est-ce que vous allez enlever votre voile ?” », raconte à MEE Diaba, une infirmière de 39 ans.

« Moi qui pensais qu’ils manquaient de personnel ! », raille-t-elle depuis le Québec, où elle s’est expatriée voilà huit ans. Un choix gagnant, y compris financièrement, puisqu’elle touche un salaire deux fois supérieur à celui d’une infirmière travaillant en France.

« Bien sûr, ma famille et mes amis me manquent. Mais quand je regarde les chaînes d’information françaises, je me dis que j’ai bien fait de partir. » 

Fuite des cerveaux
À Istanbul, Bilal et Rahma sont aujourd’hui à la tête de plusieurs entreprises, dont un organisme de formation qui donne des cours d’anglais en ligne.

Rahma a également lancé sa chaîne YouTube, sur laquelle elle raconte son quotidien en Turquie, un compte suivi par près de 35 000 personnes. Leur fille, âgée d’un an et demi, est née sur place.

« C’est extrêmement important pour moi qu’elle n’ait jamais à faire face à la suspicion en raison de sa religion. C’est une chose qui vous marque », confie la jeune Française de 25 ans.

« Si un jour elle décide de porter le voile, je ne veux pas qu’elle subisse les regards réprobateurs. Les gens ne s’en rendent pas compte, mais c’est véritablement une humiliation de devoir, par exemple, enlever son voile pour entrer au collège ou au lycée. Si elle doit le retirer, je veux que ça soit toujours son choix ! » 

Depuis l’introduction dans le Code de l’éducation de l’article L-141-5-1 par la loi du 15 mars 2004, les élèves des écoles, collèges et lycées publics n’ont pas le droit de porter des signes convictionnels dits « ostensibles ».

Cet éloignement de la France ne protège cependant pas le jeune couple du racisme antimusulman. Sur les réseaux sociaux, où ils sont très actifs, ils reçoivent encore très régulièrement des messages haineux.
« Hier, une personne a posté un commentaire sur une de mes vidéos. Un seul mot : “cafard”. Je lui ai demandé des explications. Il m’a répondu : “Vous, les cafards, vous ne savez pas vous intégrer !” », rapporte Rahma à Middle East Eye.

Medhi, 42 ans, vit à Londres depuis onze ans – et n’a aucune intention de revenir en France. 

« Dès que je suis descendu de l’Eurostar en 2011, j’ai compris que les signes religieux n’étaient pas synonymes de crispations. Dans la rue, j’ai croisé des femmes voilées qui étaient policières », explique cet agent de footballeur.  

Avant de poursuivre : « C’est de pire en pire en France. Les débats pendant la campagne de la présidentielle ont atteint un niveau de violence intolérable. Même pour un million d’euros, je ne rentrerai pas ! » 

Beaucoup de musulmans qui choisissent l’exil semble être très qualifiés. Pour ces jeunes, l’expatriation est avant tout un moyen de donner un nouveau souffle à leur carrière professionnelle.

« C’est malheureux pour la France, parce qu’elle nous a tout donné. On a été formé dans ce pays. On a un savoir-faire », souligne Michel Pham, du site Muslim Expat. 

Fateh Kimouche, lui, a des mots plus durs : « Nous assistons à un véritable gâchis. C’est triste… C’est même d’une tristesse folle. » 
Middle East Eye

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